Conclusion

Le principal enseignement de cette recherche nous semble être que le culte impérial s’est profondément intégré à la vie locale des cités d’Asie sur le plan institutionnel, religieux comme social. De nombreux éléments convergents expliquent cette intégration. À son origine, le développement des cultes civiques semble lié à l’activité de grands notables de la province d’Asie, probablement les mêmes qui ont fondé le culte provincial de Rome et d’Auguste ; par la suite, le mimétisme et la concurrence entre cités d’Asie reste un élément majeur de diffusion des cultes impériaux dans les cités. L’enjeu politique est donc tout autant local, lié aux relations entre cités, que dirigé vers Rome.

Les caractéristiques institutionnelles des sacerdoces des empereurs renforcent cet enjeu local : le lien fréquent entre la grande-prêtrise et les magistratures éponymes, notamment, contribue à placer le sacerdoce du culte impérial au sommet des fonctions civiques. Sur le plan religieux, le rapprochement, au début de l’empire, entre les divinités du culte impérial et les cultes traditionnels ancre le culte impérial dans la pratique religieuse locale. Enfin, sur le plan social, les dirigeants des cités ont trouvé dans les prêtrises et grandes-prêtrises des empereurs une nouvelle occasion d’exposer aux yeux de leurs concitoyens leur richesse, leur appartenance au milieu dominant et leur piété. Les inscriptions en l’honneur des grands-prêtres mettent essentiellement en avant leurs gestes à l’égard de la cité et les louanges dont ils font l’objet sont adressées à la population civique bien plus que rapportées aux empereurs.

Dans cette intégration du culte impérial à la vie locale, l’époque julio-claudienne est décisive : dès les règnes de Claude et de Néron, les cultes impériaux sont devenus un élément habituel des institutions civiques, au point que l’arrivée au pouvoir de la dynastie flavienne n’ait pas de répercussion dans l’organisation du culte impérial et ne trouble pas la succession des prêtres locaux, qui semble très vite devenue indépendante des événements politiques romains. Dans le domaine des sacerdoces du culte impérial, la réactivité des cités à la situation de la famille impériale est très forte dans les premières décennies du principat, mais devient presque invisible dès la deuxième moitié du Ier siècle après J.-C. : l’émergence des cultes collectifs et des grandes-prêtrises contribue à constituer un culte impérial stable, dont l’organisation ne varie quasiment plus.

Cette intégration des cultes impériaux à la vie civique explique à la fois l’homogénéité institutionnelles que nous avons observée et l’hétérogénéité de la prosopographie des prêtres des empereurs, qui correspond à la hiérarchie entre les cités et à la hiérarchie entre notables : on ne peut pas parler d’un groupe social cohérent des prêtres des empereurs dans les cités de la province d’Asie, pas plus qu’on ne peut parler d’une classe de notables civiques, mais plutôt d’autant de groupes dominant localement qu’il existe de cités – à l’exception des quelques familles qui forment l’aristocratie provinciale, mais dont on a vu qu’elles sont minoritaires dans les fonctions du culte impérial local.

Pourtant, les cultes impériaux civiques ont bien une cohérence et une homogénéité. Précisément parce qu’ils se sont intégrés à la vie locale, ils sont organisés de façon similaire d’une cité à une autre, et l’on peut bien parler d’un niveau civique du culte impérial avec des caractéristiques communes dans les différentes communautés. La grande-prêtrise, notamment, est une nouveauté dans la plupart des cités et devient le sacerdoce par excellence du culte impérial. De même, les variations sur la nomination des divinités du culte impérial au début de l’Empire disparaissent rapidement au profit des cultes collectifs : les divinités du culte impérial sont alors nommées et honorées de façon uniforme dans toute la province d’Asie. Mais le mimétisme et la concurrence entre cités et entre notables expliquent davantage cette homogénéité des cultes impériaux civiques que des interventions des empereurs ou une pression romaine sur l’organisation des cultes locaux, dont nous n’avons pas de trace dans les sources.

Pour cette raison, bien que les cultes civiques aient une grande homogénéité et constituent bien un niveau particulier du culte impérial, il serait dangereux d’en parler comme d’une « religion impériale ». Cette notion rend compte de la cohérence entre les cultes impériaux locaux, mais tend à effacer la dimension civique de ces cultes impériaux ; or, on a vu que l’intégration dans la vie civique est un élément fondamental du culte impérial local. L’homogénéité des cultes locaux est le produit de phénomènes propres au monde des cités grecques et ne signifie en rien l’émergence d’une structure religieuse supra-civique.

À la question du lien entre le culte impérial civique et la romanisation, la réponse doit également être nuancée. Les phénomènes d’intégration et d’homogénéisation contribuent incontestablement à uniformiser le paysage des cités grecques appartenant à l’empire ; mais, en cela, les institutions du culte impérial ne se distinguent pas tellement des autres institutions civiques. Ce n’est pas parce que de nombreuses cités ont des stéphanéphores, des prytanes ou des grands-prêtres que ces différents dignitaires n’ont pas une dimension purement locale. Au fond, les grands-prêtres semblent devenus des dignitaires locaux comme les autres. L’existence des cultes impériaux locaux est une marque d’appartenance à l’empire romain et de loyauté à l’égard des empereurs, mais dans le cadre des institutions civiques et sans bouleversement de la vie locale. En ce qui concerne le comportement des élites locales à l’égard du culte impérial, l’intégration de la grande-prêtrise aux fonctions dirigeantes des cités prouve qu’il n’y a ni méfiance ni résistance de ce milieu au culte impérial. En ce sens, le culte impérial local est un signe de « romanisation », mais seulement au sens où un nouvel élément romain s’ajoute à l’identité civique grecque, sans la remplacer. Cette romanisation n’a rien d’un bouleversement des cadres locaux de la vie institutionnelle et religieuse ; au contraire, elle se fait par l’intégration de la nouvelle donne politique et diplomatique dans la vie locale. L’intégration et l’homogénéité des cultes locaux sont donc les deux faces d’un même phénomène : le culte des empereurs romains est devenu un élément normal de la vie civique grecque.

Pièces jointes

AperçuFichier attachéTaille
Conclusion.pdf14.87 Ko